Les Versets Bucoliques

 

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Attention: Cet article contient des « spoilers »

Il faut sans doute être cinéphile assidu ou un peu fou pour qu’une tragicomédie iranienne vous rappelle à la fois Woody Allen (humour raffiné), Monty Python (humour grotesque), Jonathan Glazer (le « mal » « vu » et entendu hors-champ) et Tom & Jerry (où l’on n’entrevoit que les pieds des personnages humains).

Peut-être que le jury international et le jury Fipresci au 14ième LuxFilmFest étaient aussi un peu fous en accordant – chose rare dans un festival – leurs prix respectifs à « Terrestrial Verses / Chroniques de Téhéran / Ayeh Haye Zamini » de Ali Asgari et Alireza Khatami. Peut-être aussi que les membres des deux jurys étaient envoûtés par un film léger, accessible, percutant, agréablement court (77 minutes) et néanmoins d’une grande importance politique, au sein d’une compétition officielle – disons le franchement – assez austère, où le film le plus long de la compétition (215 minutes chrono) était présenté aux jurés juste avant ces versets bucoliques iraniens.

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Film à neuf personnages (et un chien), « Chroniques de Téhéran » raconte le quotidien de neuf iraniens et iraniennes face à la bureaucratie religieusement rampante d’un régime d’oppression qui contrôle d’une main de fer le moindre recoin du quotidien de ses citoyens : Un homme ne peut pas choisir le prénom de son nouveau-né. Une mère se fait sermonner sur le choix de l’habit que doit obligatoirement porter sa fille pour la rentrée à l’école. Une jeune femme a tout le mal du monde à contester une contravention. Un homme doit littéralement se déshabiller avant de pouvoir retirer son permis de conduire. Une femme est convoquée à un entretien d’embauche. Un chômeur tombe des nues en répondant à une offre d’emploi. Un réalisateur voit son scénario partir en fumée en demandant une autorisation de tournage. Une femme désespérée est à la recherche de son chien dans un commissariat.

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Neuf situations sommes toutes banales qui arrivent chaque jour dans chaque bureau, chaque commissariat, chaque administration et chaque magasin un peu partout dans le monde et qui ne méritent certainement pas un film, fût-il de 77 minutes. Mais rien de tel chez Asgari et Khatami qui se font un malin plaisir de tirer à boulets rouges sur le régime des mollahs, en utilisant un subterfuge génial qui a fait passer leur film sous le radar des censeurs iraniens : « Terrestrial Verses » est en fait et sans doute officiellement un film qui réunit neuf court-métrages , dont les acteurs (un personnage par épisode) connaissaient uniquement leurs dialogues et n’ont jamais eu une vue d’ensemble du scénario complet, ce qui les rend moins vulnérables face à une éventuelle répression.

Terrestrial-Verse_IMAGE_FINAL-1422x798.jpgTout comme chez Jonathan Glazer dans « The Zone of Interest », le « mal » du film, c.à.d. la censure, l’oppression, l’immixtion, l’interdit, l’abus de pouvoir, la bêtise, l’arrogance, l’absurdité et même le machisme galopant sont mis à nu hors-champ, à travers un interlocuteur invisible dont la voix off débite toutes ces horreurs et saynètes avec une froide stoïcité qui laisse pantois.  Bien évidemment, le film démasque et ridiculise le régime iranien grâce au procédé utilisé par les cinéastes, dont l’humour féroce n’a rien à envier aux dialogues finement ciselés d’un Woody Allen ou aux attaques féroces et grotesques des Monty Python. Et l’humour des personnages hors-champ chez Tom et Jerry n’est pas loin non plus – on les entend parler, on les entend rappeler à l’ordre le pauvre Tom et surtout – on voit leurs pantoufles.

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Avec ces « Chroniques de Téhéran », Ali Asgari et Alireza Khatami font un pied de nez aussi hilarant que courageux au régime dans leur pays, en choisissant de rire et de faire rire des horreurs qui sont perpétrées hors-champ et loin des caméras. Heureusement que Chaplin et Lubitsch ne sont pas loin.

Jean-Pierre THILGES

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Le jury FIPRESCI, les réalisateurs et le coproducteur luxembourgeois au LuxFilmFest (photo: RTL)

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